La Leçon du Piano. Un Naufrage.

29 Mar 2022

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The PIANO (Titre français : La leçon de piano). Film de Jane CAMPION.

Palme d’or du Festival de Cannes 1993.

 

Sur l’affiche et dès les premières images un piano s’impose. Surréaliste. Posé entre une femme en austère costume victorien et une angélique fillette sur une plage déserte fouettée par les vagues, il donne un spectacle aussi stupéfiant et beau que la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à écrire et d’un parapluie.

Au XIX° siècle embarquer avec sa fille de neuf ans et un piano à queue dans une traversée entre l’Ecosse et la Nouvelle-Zélande relève incontestablement de l’extravagance. Pourtant Ada le fit. Fermée au monde, cette étrange veuve muette pas sourde pour autant se soumît à la décision paternelle de l’envoyer loin du foyer natal en des contrées hostiles épouser un colon britannique inconnu vivant dans le bush néo-zélandais en territoire maori. Catastrophe annoncée.

Plus que d’un voyage il s’agit de l’aventure complexe d’une mère Ada et de sa fille Flora. D’un piano Broadwood et de deux hommes, Alistair le mari et George l’amant. L’histoire d’une pianiste ayant perdu l’usage de la parole. D’un mariage obligé. D’un amour déplacé. A plus d’un titre.

Qui est Ada l’héroïne de ce drame romantique ?

 

Le roman familial élaboré par Flora raconte que sa mère aurait été mariée à un chanteur et néanmoins son professeur. Psychiquement atteint après avoir été frappé par la foudre il serait devenu incapable de l’écouter… jouer.

Les enfants ont une intelligence surprenante de ce qui les dépasse.

En réalité Ada est devenue aphasique à l’âge de six ans à la suite d’un traumatisme auquel serait associé son père qui attribue ce blocage brutal à la volonté obstinée et délibérée de sa fille. Un mutisme par choix. Par défaut.

Le seul laissé à cette femme fut celui du silence et des non-réponses. Non exaucée elle préféra se murer dans le silence. Et le mépris.

Ses moyens de communication restent le langage des signes (traduit par sa fille) la musique et les mots écrits sur un petit carnet accroché à son cou.

Parfaite image de la femme empêchée. Empêtrée dans ses atours d’époque victorienne. Crinolines et jupes cloches ! Dentelles et jupons. Entravée par d’étouffants corsets. Le visage pâle encadré de bandeaux soigneusement lissés. Aveuglée par la cornette d’un chapeau noué sous le menton.

Ses grands yeux noirs figés dans l’expression d’une méfiance farouche semblent fixés sur le traumatisme ancien d’on ne sait quelle frayeur.

Elle traîne dans ses errances une enfant devenue l’interprète obligée des silences de sa mère. Petit clone d’elle-même avec lequel elle joue oublieuse des protections auxquelles les enfants ont droit. Témoin de tout il manque à cette petite fille confrontée aux violences des adultes les clés de la compréhension. Sur un mode compensatoire elle invente un roman familial dans lequel l’affabulation réarrange l’histoire.

Fillette traumatisée d’une mère qui le fût.

 

Le piano est un personnage central.

 

D’un côté la musique de l’autre le silence. Piano versus mutisme.

Tout est ici de l’ordre de l’impossible communication.

La pianiste est muette. Le père et le mari sourds à ses désirs. L’enfant trop jeune pour comprendre. L’amant inculte et analphabète. Laccordeur aveugle. Les maoris incompris dans leurs mœurs et leur langue de primitifs.

Le décor est planté pour que la violence explose de trop d’incommunicabilité.

Ada s’empêche de parler. Ada s’accroche à son piano comme à une bouée de sauvetage qui pourtant faillit bien avoir l’effet contraire et l’entraîner noyée dans les bas-fonds au large de la Tasmanie.

Piano ensablé sur le rivage. Embourbé dans la forêt.

Piano extrait d’un salon bourgeois échoué dans une cabane aux quatre vents du bout du monde. Otage.

Piano chantage et monnaie d’échange. Naufragé.

Les images sont fortes. Impossibilités et poésie brutale.

Objets transitionnels qui ne disent plus leur nom, les pianos interfèrent et intercèdent. Souvent en vain. Orgueil et vanité.

 

Ne sont-ils pas un des puissants leviers de l’oppression du patriarcat sur les filles ? Entre Lettre à Élise et Marche Turque. Soumission et uniformisation.

Ils deviennent obstacles. Refuges. Écrans. Écrins. Leurres. Fardeaux.

Et finiront par faire chavirer. Et la barque et la femme et les hommes.

L’histoire ici contée est bien celle d’un chavirement.

Haut-le-cœur de Flora sur la mer démontée. Mal de mer et mal de mère. Mère insatisfaite et insatisfaisante, Ada utilise sa fille en guise de porte-parole. Elle en fait son prolongement. Son double. Sa doublure. Son messager. C’est abuser des enfants que les prendre pour les porteurs de message que sont les anges véritables.

Flora enfant déjà compromise sera trop tôt mêlée à ce qu’elle ne peut comprendre.

Tandis que son corps de petite fille virevolte en roues et cabrioles, tandis qu’elle tente de s’envoler avec des ailes de pacotille, l’horreur et la brutalité des adultes vont la clouer au sol. Dans la boue, dans la fange, dans le sang qui l’éclaboussent et la souillent. Drame de la répétition du même de génération en génération. De mère en fille. Flora jouera du piano.

Dans cette histoire tout est juxtaposition des contraires. Dilemmes. Interdits et transgressions. Paradoxes. Contradictions. Pris entre des injonctions contradictoires les personnages souffrent et se font souffrir. Étaux dincompréhensions et tenailles de contraintes au risque de la folie.

Nature et culture seraient donc irréconciliables. Amour et famille aussi.

Femmes et hommes irrémédiablement incompatibles.

THE PIANO, musique d’une parole perdue.

 

En posant un piano entre elle et le monde Ada impose une stratégie. Coup de poing sur la table des négociations interdites.

Le mystère que les pianos recèlent se cache dans leurs profondeurs devenues caisses de résonance pour l’inaudible parole de celles et ceux qui en jouent. Inséparablement.

Les pianos sont des bouches ouvertes. Béantes. Des porte-paroles secrets.

Pianos amplificateurs des silences. Porte-voix des muets.

Mais quel est le discours ? Et qui pourrait l’entendre ?

Qu’est-ce qu’un piano ?

 

Un instrument, un outil comme le sont tous les pianos. Pour certains, un moyen de libération. Pour d’autres, un instrument de contrainte voire de torture. Ada après avoir appris à jouer devient à son tour professeur. D’abord de sa fille. Ensuite de son futur amant qui en fait la demande expresse. On ne s’y trompe pas ce n’est pas la méthode rose qu’il ambitionne de posséder mais le corps même de la pianiste. Ada veut récupérer son piano devenu possession de George. Le marchandage conclu implique d’échanger chaque touche noire du clavier contre des touches beaucoup plus érotiques. Où le désir va-t-il se nicher ? Dans les mots.

Si en français les tiges de bois et d’ivoire composant le clavier se disent « touches » dans d’autres langues elles se disent « clés ». Éloquente nuance.

Tourne la clé. Enfonce la touche.

Qui dit clé dit serrure. Et la clé l’ouvrira. Processus progressif. Tire la chevillette et la bobinette cherra.

Qui dit touche ne dit pas autre chose que toucher. Action. Émotion sans aucun doute aussi. Frapper. Taper. Imposer. Et toujours dominer.

Touche à touche…la langue française incite aux jeux de mots. La langue anglaise est beaucoup plus prude. A force de jouer à touche-touche l’élève et sa maîtresse s’éprennent. La touche est réciproque. La punition les guette. Touché-Coulé. Ada sera punie. George non.

 

La pire des punitions, le cauchemar des pianistes

 

La punition de la femme adultère sera terrible. La violence est au rendez-vous. Elle aura le doigt coupé. Pas la main. Seulement l’index. Celui qui désigne et accuse. Le doigt de Dieu. Celui sans lequel elle ne pourra plus jouer. Perdre un doigt revient à perdre la main.

Cauchemar des pianistes c’est la pire des punitions qui leur soit réservée.

Au fond n’est-ce pas ce que cherchait Ada ? Ne plus jouer quitte à y perdre un doigt. Se débarrasser du fardeau qui lui était imposé par le biais de cet embarrassant piano. S’en débarrasser au risque de la noyade lorsqu’elle demande qu’il soit jeté par-dessus bord et qu’elle coule entraînée à sa suite.

La punition ultime paraît donnée sous forme d’un happy-end d’opérette.

Ada de retour dans son Ecosse natale est installée dans un confortable salon en compagnie d’un nouveau piano et d’un nouveau mari, George revenu à la civilisation. Appareillée d’un index métallique articulé offert par son bienfaiteur et amant elle s’exerce à jouer et à recouvrer la parole. Tout n’est qu’articulation.

Dernière image : Ada en pleine séance de rééducation orthophonique. Effrayée par le son de sa propre voix, elle cache sa tête sous un fichu. George le soulève et la serre dans ses bras.

Le voile tombe sans pour autant que les yeux se décillent.

Si le film s’attache à des thèmes féministes il laisse planer un malaise. Celui du retour du même. La boucle est bouclée. No future.

Ada n’a rien gagné. Elle reste enfermée. C’est une déception. La tragédie d’un asservissement toujours recommencé.

Jane Campion 

 

Réalisatrice néo-zélandaise née en 1953. THE PIANO est son troisième film. Elle est une des femmes-réalisatrice les plus primées. Si on souligne le fait qu’elle fut la première femme à obtenir une Palme d’Or il faut ajouter que ce fut ex-æquo avec un réalisateur masculin pour le film « Adieu ma concubine » … séduction et trahison à tous les étages.

Les thèmes récurrents dans son œuvre sont l’émancipation d’héroïnes singulières et souvent marginales. Le plaisir féminin. La lutte contre les carcans sociaux. Laquête d’identité. La rébellion de femmes fortes contre l’ordre établi et l’injustice des sociétés patriarcales. Leurs échecs.

Elle excelle à représenter en écho la beauté sauvage de la nature et le bouillonnement passionnel.

Ethnologue de formation elle milite pour la cause environnementale.

 

Jane Mander

 

Ecrivain et journaliste néo-zélandaise (1877-1949).

Le féminisme a orienté ses écrits vers le combat de tout individu et en particulier des femmes pour échapper à leur condition et accéder à la liberté. Les moeurs libérales des Maoris et leur mode de vie au contact d’une nature sauvage ont inspiré son roman Histoire dun fleuve en Nouvelle-Zélande écrit en 1920. Malgré les ressemblances Jane Champion se défend d’en avoir fait une adaptation.

Les femmes sont les pires ennemies d’elles-mêmes…et de leurs semblables…

 

Michael Nyman

 

Né en 1944 à Londres a composé la musique du film.

Compositeur prolifique il a écrit depuis presque un demi-siècle pour le cinéma (en particulier pour Peter Greenaway) pour la danse (Lucinda Childs. Karine Saporta) et les défilés de mode. Son style inspiré de musiciens tels que Purcell ou Mozart est plutôt minimaliste.

Musicologue et journaliste musical il a écrit en 1974 un ouvrage de référence Expérimental music : Cage and beyond.

 

par FLY de Latour, le 16 décembre 2021, jour de la Ste Alice.

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